Ah perfido, op. 65

Beethoven rencontre jeune le monde de l’opéra. Fils et petit-fils de chanteurs, enfant prodige du clavier, il rejoint à treize ans l’orchestre que le prince-électeur de Cologne emploie en sa cour de Bonn. Installé au clavecin dans la fosse du théâtre, il dirige les titres en vogue.

Le classicisme qu’intronisait Gluck une décennie plus tôt avec Orfeo ed Euridice, fait de mélodie lumineuse, cultive encore les passions baroques de l’opera seria. Réservé aux personnages et sentiments nobles, ce genre a son barde : le poète Pietro Metastasio, en français Métastase (1698- 1782), dont les livrets sont adaptés jusqu’au temps de Mozart – sa Clémence de Titus.

L’enfant de Salzbourg fond les saillies du style ancien – Haendel, Vivaldi – dans l’harmonie du goût moderne, verse la flamme des reines dans le cœur des servantes. Les styles italien, français, allemand se rejoignent ; plaintes et liesses deviennent universelles.

Tel est le climat musical à Vienne, où Mozart s’installe en 1781, où Beethoven – qui lui a sans doute rendu visite entretemps – prend racine une décennie plus tard. Mais le Danube coule aussi à Prague où les deux musiciens fréquentent, à des époques différentes, une même femme : la soprano Josepha Duschek.

Mozart l’a connue en 1777 à Salzbourg, sur la route d’une riche carrière qui la mène aussi à Dresde, Varsovie, Berlin. Pour cette première rencontre, il lui offre l’aria Ah, lo previdi. Car l’appétit lyrique ne le quitte jamais.

En marge des théâtres, ou quand ceux-ci lui manquent – du Re Pastore (1775) à Thamos (1779), puis de L’Enlèvement au sérail (1781) aux Noces de Figaro (1786) – il compose des airs de concert, petites scènes d’opéra sans voisines. Seules, comme les amantes abandonnées dont la peinture sied bien au format.

Mozart se rend à Prague dix ans plus tard pour y donner ses Noces, puis créer Don Giovanni ; il y retourne peu avant sa mort avec La Clémence de Titus. Josepha et son mari, le compositeur et pianiste Franz Xaver Duschek, le logent parfois dans leur villa Bertramka où se croisent des célébrités. Une seconde offrande, l’air Bella mia fiamma, addio, y verra le jour.

Prague accueillera encore en 1796 la première tournée de Beethoven dont le piano virtuose, les improvisations, l’entregent ont conquis la noblesse et le public viennois. Séduit lui aussi par la voix de Josepha, Ludwig – moins lyricomane que Wolfgang – écrit pour elle sa première pièce au parfum théâtral, Ah ! Perfido.

Privée de scène par une clause d’exclusivité, la cantatrice créera cet air de concert à Leipzig – la partition se verra opportunément dédicacée à une aristocrate, la comtesse Clary, elle-même chanteuse. On n’en sait guère plus sur la genèse du morceau, où tout dit le souvenir d’un siècle à son couchant. Le texte de Métastase, tiré de son Achille in Sciro et augmenté de quelques vers anonymes – « Per pietà » –, où pleure encore une femme quittée.

Les deux airs mozartiens à s’y méprendre, l’un d’une langueur tendre, l’autre d’une fière indignation, tous deux tressant la voix aux vents et introduits par de fiévreux récitatifs. Reprise en 1808 à la création des cinquième et sixième Symphonies, la scène fera s’essouffler une interprète trop jeune.
N’est pas Josepha qui veut, sur la route passionnée qui mène à Fidelio.

Luca Dupont-Spirio